Théâtre: «Othello» de William Shakespeare: Maure than words
- Yanik Comeau
- 18 mai
- 4 min de lecture
par Yanik Comeau (Comunik Média/ZoneCulture)
En cette ère d’ultra-sensibilité et de supposée «ouverture à l’autre» sans conditions (alors que l’on sait que le racisme, l’homophobie, la xénophobie et toutes les autres formes de discrimination connaissent une remontée troublante), Othello, le classique de Shakespeare que Verdi a aussi adapté en un opéra majestueux, figure parmi les plus «problématiques» des pièces du dramaturge anglais le plus célèbre du monde. J’ai souvenir de performances mémorables de Raymond Bouchard, Gérard Poirier et Markita Boies il y a presque quarante ans (trente-neuf, pour être précis) sur la même scène du TNM mais si l’on avait choisi de monter Othello aujourd’hui avec un comédien blanc en «maquillage pour le bronzer un peu» (ou disons-nous les vraies affaires, en «black face») comme Olivier Reichenbach l’avait fait à l’époque, on aurait eu un méchant scandale sur les bras… et avec raison. Mais en fait, on ne l’aurait tout simplement jamais fait aujourd’hui.

Ce que l’on a choisi de faire – je simplifie – c’est attendre que Didier Lucien sème une graine dans la tête de Rodley Pitt en lui disant (je paraphrase), «Me semble que tu ferais un bon Othello; t’as le physique pour» et que, pendant les représentations de M’appelle Mohammed Ali, Rodley Pitt et Lyndz Dantiste aient l’idée de retourner voir Didier Lucien et lui dire (je paraphrase encore), «Et si nous deux, on jouait Othello et Iago dans une nouvelle traduction/adaptation?» Évidemment, ça ne s’est peut-être pas produit exactement comme ça, pas plus que Desdémona a vraiment couché avec Cassio alors j’espère que je ne finirai pas étouffé moi-même par un oreiller (dans la production dirigée par Reichenbach) ou des mains d'ébène puissantes (dans la production dirigée par Lucien), mais il reste que l’idée était audacieuse… mais totalement dans l’air du temps.

Pourquoi audacieuse? Parce que dans la pièce originale, le racisme latent et caché des autres (mais pas du public) d’Iago est une des pierres angulaires de l’intrigue, des manigances du «fidèle serviteur» du Maure. Mais avec la complicité de Jean-Marc Dalpé, homme blanc hétérosexuel franco-ontarien (c’est quoi, le rapport, me demanderez-vous? Il n’y en a pas!) mais surtout grand amoureux de Shakespeare qui a préalablement traduit Hamlet, Richard III et participé à la colossale adaptation Rome avec Brigitte Haentjens, on pouvait enraciner la haine et la jalousie d’Iago dans plus profond que la couleur de la peau.

L’adaptation de Dalpé, quoique limpide et accessible, est parfois étrange (les niveaux de langage fluctuant à l’intérieur des répliques d’un même personnage) mais on se demande si c’est vraiment dans l’écriture ou Dalpé lui-même comme acteur à qui on a laissé une intrigante liberté dans le rôle de Brabantio. Il s’exprime parfois dans un français québécois (franco-ontarien?) qui frôle le joual et – dans la même réplique – tombe dans une poésie lyrique plus soutenue. Déstabilisant et incohérent, mais son jeu dynamique et sa présence captivante dans ses deux rôles nous font vite oublier cette incongruité.

Dans cette production, d’abord présentée au Trident à Québec et clairement solidement huilée quand elle est arrivée sur la scène du TNM, les yeux sont surtout tournés vers les performances de Rodley Pitt dans le rôle-titre et Lyndz Dantiste dans celui du vilain fourbe traitre et aigre, les rôles de leurs carrières jusqu’à maintenant. Ce n’est pas tous les jours qu’un acteur puisse se colletailler à une telle partition et les deux s’en tirent admirablement. Lyndz Dantiste a tout particulièrement bien exploité toutes les nuances que lui permet le personnage d’Iago. Autour d’eux, la distribution est généralement solide mais je soulignerais tout particulièrement la magistrale Valérie Le Maire (La Doge, la Sibyle et les voix chantées qu'elle a elle-même "arrangées"!) ainsi que Normand Helms et Eric Leblanc qu’on se réjouit de revoir sur une grande scène montréalaise (pour ça, on peut remercier la «magie» de la coproduction, comme c’était le cas pour Un Ennemi du peuple il y a quelques saisons déjà).

La mise en scène de Lucien, bien servie par la scénographie somptueuse mais glauque d’Amélie Trépanier, les éclairages mystérieux de Jean-François Labbé et la musique et l’environnement sonore subtiles mais sombres de son frère Alain, est solide et cohérente. On aurait pu craindre que l’ajout d’artistes de cirque dans cette production soit superflu et incongru, mais ils amènent plutôt une autre touche de beauté et une ingénieuse incursion métaphorique dans les rouages des esprits des personnages.
Somme toute, cette production d’un vrai classique parmi les classiques, apprêté à la sauce moderne, contemporaine et totalement d’actualité dans les temps troubles que nous vivons à l’échelle planétaire, s’avère une très belle surprise et agréable réussite.
Othello de William Shakespeare Adaptation: Jean-Marc Dalpé Mise en scène: Didier Lucien
Assistance à la mise en scène et régie: Pascale D’Haese
Avec Ariane Bellavance-Fafard, Thomas Boudreault-Côté, Jean-Marc Dalpé, Lyndz Dantiste, Normand Helms, Eric Leblanc, Valérie Le Maire, Myriam Lenfesty, Melissa Merlo, Rodley Pitt, Steven Lee Potvin, Emily Chilvers, Guillaume Fontaine, Kei Nguyen et Daniel Stefek
Scénographie: Amélie Trépanier
Costumes: Jacinthe Perreault
Éclairages: Jean-François Labbé
Musique et environnement sonore: Alain Lucien
Accessoires: Pierrick Fréchette
Maquillages: Élène Pearson
Chorégraphie/conseillers artistiques circassiens: Arthur Morel Van Hyfte et Brin Schoellkopf
Chorégraphie des combats: Nicolas Couture
Conseiller en combat: Sébastien Rouleau
Une coproduction du Théâtre du Trident et du Théâtre du Nouveau Monde
Du 6 au 31 mai 2025 (Durée: 2h10 sans entracte) représentations mardi et mercredi 19h30, jeudi et vendredi 20h, samedi 15h et 20h
***Supplémentaire: dimanche le 25 mai 14h
Théâtre du Nouveau Monde, 84, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal
Billetterie: 514-866-8668, poste 1 - https://tnm.qc.ca/
Au Théâtre du Trident (Québec): Du 5 au 29 mars 2025
Photos: Stéphane Bourgeois
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