par Yanik Comeau (Comunik Média)
Inspirés par Chronique d’un été, la fascinante «expérience filmique» pensée par le sociologue Edgar Morin et le réalisateur-ethnologue français Jean Rouch à l’été 1961, un «docu-réalité» qui allait influencer toute une vague de cinéma vérité avec une simple question («Êtes-vous heureux ?»), la metteure en scène Justine Lequette et les comédiens-auteurs Rémi Faure, Jules Puibaraud, Benjamin Lichou et Léa Romagny proposent J’abandonne une partie de moi que j’adapte, un moyen-théâtrage de 70 minutes (incluant un extrait crève-cœur du documentaire) qui a créé un buzz au Off d’Avignon l’été dernier et qui tourne toujours en France et en Belgique.
Claude Poissant et Nicolas Gendron, séduits par la proposition, ont eu la brillante idée de l’offrir au public montréalais en ouverture de saison à Fred-Barry. Écrite sous forme de laboratoire d’improvisation auquel on aura collé des extraits de films, d’une autre pièce (Je te regarde d’Alexandra Badea) et de l’œuvre maîtresse, le terreau qui aura vu naître les premières pousses, ce joyau d’une efficacité désarmante, un collage de scènes où les joints sont sans faille voire invisibles, est à la fois drôle et léger, critique et caustique sans tomber dans la morale assommante.
On se laisse porter dans le début des années 60 par les comédiens qui, dans un décor amovible tout simple et des meubles sur roues, nous font revivre les premiers balbutiements des vox pop avant que ceux-ci envahissent les téléjournaux et deviennent d’insipides remplissages inutiles. Parce que Morin et Rauch n’ont pas seulement lancé la question «Êtes-vous heureux ?» comme le fait la jeune Marceline au début du film (le clin d’œil à cette ouverture – l’excellente Léa Romagny sur une balançoire s’adressant directement au public avec naïveté sur le thème du bonheur en début de spectacle – est à la fois rafraîchissant et efficace) mais ont braqué la caméra sur leurs personnages pendant un assez long moment pour que ceux-ci en viennent à une introspection qui finit par être douloureuse… comme une psychothérapie qui fait le travail.
Les interprètes sont formidables, incarnant une pléiade de personnages sans tomber dans la caricature (sauf peut-être – et c’est clairement voulu – Jules Puibaraud, excellent en grandiloquent orateur/politicien/chef d’entreprise marchand de bonheur, pusher de la théorie du «travail, c’est la santé»). Comme dans le film de Morin et Rouch (incarnés en première partie par Jules Puibaraud et Rémi Faure), plus on avance dans la pièce, plus le vernis s’égratigne, plus les couches décollent, plus la tristesse, le «non-bonheur», l’insatisfaction (parce que, qu’est-ce que c’est exactement, le bonheur, si ce n’est pas l’insatisfaction ?) transparaissent. Comme quand on ne s’arrête pas au bon vieux «Comment ça va ? – Ça va bien, toi ?».
Est-ce que ça va si bien que ça ? Dans une puissante symbolique pourtant toute simple, on le remettra en question. Comme le faisait le film de Morin et Rouch. Et on sortira de la salle avec plus de questions que de réponses, mais n’est-ce pas là toute la raison d’être de l’art ? Bien sûr.
Au-delà du message, on est transportés par les subtilités dans le jeu du quatuor. On apprécie les nuances dans les accents, on est impressionnés par le jeu «vérité» qui ne glisse pas dans l’imitation. On passe un bon moment de théâtre et on se dit que la saison s’ouvre en beauté. On aime et on se questionne (encore et toujours) sur sa propre définition du bonheur.
J’abandonne une partie de moi que j’adapte initié et mis en scène par Justine Lequette
Écriture collective et interprétation: Rémi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puibaraud et Léa Romagny Une coproduction de Création Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelle et Le Group Nabla Du 28 août au 7 septembre 2019 (1h10 sans entracte) Salle Fred-Barry (Théâtre Denise-Pelletier), 4353, rue Sainte-Catherine, Montréal Réservations : 514-253-8974
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